C’est sous ce titre que Le Nouvel Observateur publie un article cette semaine (du jeudi 1 septembre 2005 – n°2130 – Economie) décrivant l’ambiance qui règne à la Tour Montparnasse au siège social du groupe Accor.
Ambitions, intrigues et coups fourrés à la tête du numéro un européen de l’hôtellerie. Paul Dubrule et surtout Gérard Pélisson, les deux fondateurs, ont convaincu le conseil de remercier le patron Jean-Marc Espalioux. Mais qui le remplacera ? Pélisson pousse son neveu, qui dirige Bouygues Telecom ; Henri Giscard d’Estaing, le patron du Club Med, s’y verrait ; les actionnaires s’en mêlent. Une vraie pagaille…
Quatre minutes. Le réquisitoire aura duré quatre minutes. Magistral et assassin. Jean-Marc Espalioux, le patron d’Accor, ne le sait pas encore, mais son destin vient de basculer, ce 29 juillet. Devant les principaux membres du conseil de surveillance du groupe hôtelier, Gérard Pélisson, qui l’avait intronisé il y a neuf ans, vient en quelques phrases d’exiger sa tête. A 73 ans, le fondateur n’a rien perdu de son autorité sur le conseil de ce groupe qu’il a bâti en quarante ans avec son vieux complice Paul Dubrule. Les « papys », comme on les surnomme, ont beau ne posséder, à eux deux, que 3,5% du capital, ils y font toujours la pluie et le beau temps. Pas une voix ne s’élève pour tenter de sauver le condamné. Ni Baudouin Prot, le patron de la BNP, un « ami de trente ans » d’Espalioux. Ni Philippe Citerne, représentant de la Société générale, au conseil d’Accor depuis des années. Pas même Sébastien Bazin, le représentant du fonds de pension anglo-saxon Colony Capital, que Jean-Marc Espalioux avait fait entrer au capital du numéro un européen de l’hôtellerie et qu’il considérait comme son soutien
Certes, chacun y est allé de son petit couplet sur les « grandes qualités de Jean-Marc », saluant le travail que cet énarque de 53 ans venu de la Compagnie générale des Eaux a accompli à la tête d’Accor… Mais c’est le service minimum.
Paré de toutes les qualités il y a neuf ans, quand il fallait rassurer les banquiers et les actionnaires, qui exigeaient la nomination d’un gestionnaire à la tête du groupe, l’énarque trop rigide, trop sérieux, s’est retrouvé accablé de tous les maux: manque de charisme. Trop financier. Pas visionnaire
Jean-Marc Espalioux souffrirait d’un « déficit d’image ». La crise du tsunami, qu’il aurait mal gérée, en témoigne. On lui reproche de ne pas avoir su doper le cours de l’action, même si le titre a tout de même été multiplié par deux durant son mandat, malgré le 11 Septembre, les diverses épidémies et les cyclones… « Et alors ? Doubler en neuf ans, cela n’a rien d’exceptionnel », rétorquent les actionnaires. Bref, cet « inspecteur des Finances », comme on le souligne toujours chez Accor avec une moue de dédain, ne saurait représenter l’avenir du groupe. Son mandat arrive à échéance le 1er janvier 2006. Et le cabinet de chasseurs de têtes Russell Reynolds Associates a été mandaté pour trouver le successeur. Une fois de plus, le petit monde feutré des conseils d’administration vient de jouer sa pièce favorite, celle des « petits meurtres entre amis ».
Jean-Marc Espalioux n’a rien vu venir. Tandis que Paul Dubrule, tout à son rôle de président de la Maison de la France – l’organisme chargé de promouvoir l’Hexagone dans le monde – quand il ne traverse pas l’Asie à bicyclette, semble avoir pris une certaine distance vis-à-vis du groupe ; Gérard Pélisson, son compère, lui, est très remonté. Quand on a bâti un empire tel qu’Accor à coups d’audace, de flair et de conquêtes, ce n’est pas facile de céder son fauteuil. Quant à s’enthousiasmer pour cet animal à sang-froid, plus soucieux de tenir les cordons de la bourse que de mener des opérations de développement, c’est carrément impossible. Les rachats successifs des Méridien puis, cet été, des chaînes hôtelières du groupe Taittinger par Sheraton, challenger d’Accor dans le monde, l’ont exaspéré. « Gérard Pélisson est un développeur, pas un gestionnaire, juge un expert du tourisme. Il est fait pour monter des coups, pas pour les regarder passer. » L’arrivée du fonds Colony Capital avec 1 milliard d’euros d’argent frais aurait pu les réconcilier. Même pas ! « On nous apporte 1 milliard et qu’est-ce qu’il en fait? Il l’affecte au remboursement de la dette ! », soupire Gérard Pélisson à qui veut l’entendre. Bref. Entre ces deux hommes que tout oppose, rien ne va plus. « Petit à petit un fossé s’est creusé entre Jean-Marc et le conseil de surveillance », souligne un spécialiste du tourisme. Pas facile de régner dans ce groupe qui est d’abord un assemblage de grosses PME, très décentralisées. « L’inspecteur des Finances », plus soliste que chef d’orchestre, attise les crispations
Homme du sérail, Benjamin Cohen, vice-président du groupe, attend son heure depuis des lustres. Et s’il n’y avait que les barons ! Les candidats se bousculent. Henri Giscard d’Estaing, le président du Club Med, dont Accor est l’actionnaire de référence, est le plus actif, ambitieux malgré ses allures policées de gendre idéal ! Gérard Pélisson sillonne le monde à bord de son Falcon, se plaignant d’Espalioux, qui déteste les voyages et les dîners en ville, incontournables dans le métier. A ses côtés, Giscard d’Estaing prend place à bord chaque fois qu’il le peut. Soutenu par Alain Minc, relayé par la toute-puissante conseillère en communication Anne Méaux, il active son large réseau, en espérant décrocher l’oreille de Pélisson.
Le patron d’Accor sait tout cela. Mais il n’en tient pas compte. Entêté, drapé dans son orgueil, il ne veut rien entendre, convaincu que son bilan plaidera pour lui. Il a fait le ménage dans le groupe, cassé les baronnies, mis au pas les franchises qui fonctionnaient jusqu’alors en quasi-autonomie. Lorsqu’il a pris la tête du groupe Accor, très endetté, il inquiétait toute la place financière. Il a assaini le bilan, désendetté le groupe, rassuré les banquiers. Les résultats qu’il s’apprête à annoncer, le 7 septembre, sont bons. Que peut-on lui reprocher ? Il a créé une marque mondiale, mis l’ensemble des 4 000 hôtels du groupe en réseau. Tant pis si les barons ruent dans les brancards, si les franchisés sont furieux. Qu’importe si Pélisson tempête contre cette « usine à gaz », Espalioux est convaincu d’avoir sauvé le groupe et rempli sa mission. Rigide, cassant, il se paie le luxe d’envoyer sur les roses des caciques du groupe. Même la lettre que Gérard Pélisson lui a adressée début juillet ne l’alarme pas. Fin juillet, un article du « Point » met le feu aux poudres. Le départ ne peut plus se faire dans l’ombre.
Jean-Marc Espalioux résiste. Et commet des erreurs. Jusqu’au bout il sera ainsi persuadé d’être soutenu par les principaux membres du conseil et que ceux-ci le défendront contre ce qu’il considère alors être une ultime lubie des papys. Erreur. Lâcheté pour les uns, intérêt personnel pour les autres, les principaux membres ne sont d’accord sur rien, sauf sur une chose: la nécessité de son départ. « C’était le plus petit dénominateur commun de leurs ambitions respectives », dit un proche. Ils l’ont donc fait tomber. C’est après que tout se complique.
Pour Gérard Pélisson, l’affaire est entendue: son neveu Gilles Pélisson, patron de Bouygues Telecom, est le candidat idéal. Voilà en vérité des années que le cofondateur d’Accor, qui n’a pas eu d’enfants, rêve de lui voir succéder ce quadragénaire passé par Eurodisney, qui a fait ses classes chez Accor, ses preuves à la tête de Bouygues Telecom (voir encadré) et qui lui ressemble physiquement comme deux gouttes d’eau
Le moment est venu. « Niet », rétorquent en chur la plupart des membres du conseil. Tout ce barouf pour ce qui ressemble fort à une ultime affaire de népotisme familial ? Pas question ! Sympathique, très discret et pas franchement charismatique, le « petit Pélisson » a plus le profil d’Espalioux que celui du « grand capitaine d’industrie, le visionnaire international » que Russell Reynolds est chargé de dégoter. A l’heure de la bonne gouvernance d’entreprise, accoler un Pélisson à la tête du directoire avec un autre au conseil de surveillance ferait désordre.
Alors qui sera le mouton à cinq pattes ? Un grand manager étranger rompu à l’international, comme le souhaitent certains membres du conseil, notamment les représentants des fonds ? « Impensable », répondent les représentants du capitalisme à la française. Un baron de la maison, type Benjamin Cohen ? Un temps pressenti pour faire l’intérim, celui-ci a fini par rebuter la majorité des membres du conseil qui craignent de ne plus parvenir à le déloger de son fauteuil. Henri Giscard d’Estaing ? Certes, il a l’establishment français derrière lui, mais le redressement du Club est loin d’être gagné. Et Sébastien Bazin, le représentant de Colony Capital, ne serait pas chaud. A partir de là, tout est possible. Même les hypothèses les plus bizarres, Francis Mayer, patron de la puissante Caisse des Dépôts, que l’on a soupçonné d’avoir un temps convoité le poste ? Sollicité, il aurait décliné l’offre. Le jeune et ambitieux Jacques Stern, brillant financier du groupe ? « Une plaisanterie », rétorquent tous les proches du dossier. Sven Boinet ? Cet ancien baron, considéré comme l’autre fils spirituel de Gérard Pélisson, évincé par Espalioux – une faute ! -, est devenu président des casinos, filiale commune avec le groupe Barrière et pourrait tenir sa revanche. Mais l’histoire repasse rarement les plats. Cerise sur le gâteau, les plus radicaux des membres du conseil rêvent maintenant de faire sauter la structure même du conseil de surveillance, faisant dans la foulée de Paul Dubrule et de Gérard Pélisson les victimes collatérales du putsch qu’ils ont eux-mêmes provoqué !
Peu de chance que la situation soit réglée d’ici au prochain conseil du 7 septembre, comme on le laissait entendre jusque-là. Alors ? Alors l’histoire s’est retournée. Le 25 août, Jean-Marc Espalioux est allé voir Gérard Pélisson. Voilà plus d’un mois que les deux hommes ne s’étaient pas parlé. Que se sont-ils dit ? Mystère. Habile, chaleureux, affectif, le septuagénaire a été comme toujours magistral. Jurant la main sur le cur que lui-même n’était pour rien dans cette histoire. Lui a-t-il demandé de rester jusqu’à la fin de son mandat, en janvier prochain, sans faire de vagues? Jean-Marc Espalioux, que l’on disait décidé à jeter l’éponge, aurait revu ses positions. La discussion aura duré quatre heures. Quatre minutes pour le virer. Quatre heures pour le convaincre de rester. Du moins jusqu’en janvier. Dans l’espoir d’imposer son neveu. Famille quand tu nous tiens.
Jean-Marc Espalioux, 53 ans
Choisi en 1997 par les coprésidents d’Accor pour rassurer les banquiers, cet inspecteur des Finances passé par la Générale des Eaux a parfaitement rempli sa mission de gestionnaire. Aujourd’hui, on lui reproche de manquer de charisme et de ne pas avoir suffisamment su doper le titre. Il ne sera vraisemblablement pas reconduit à la fin de son mandat, le 1er janvier 2006.
Les prétendants :
Gilles Pélisson, 48 ans.
Passé par Harvard, Gilles Pélisson est aux yeux de son oncle, Gérard Pélisson, le candidat idéal. Il a fait ses classes chez Novotel avant de filer, brièvement, chez Eurodisney. Devenu patron de Bouygues Telecom, proche de Martin Bouygues, il serait un éventuel successeur de Patrick Le Lay, s’il ne prend pas d’ici là la tête d’Accor. Son patronyme est son plus gros handicap.
Henri Giscard d’Estaing, 48 ans.
Le patron du Club Med, dont Accor est le premier actionnaire, s’intéresse beaucoup à la présidence du groupe hôtelier. Mais il a encore beaucoup à faire à la tête du Club dont le redressement n’est pas gagné.
BenjaminCohen, 66 ans.
Si Jean-Marc Espalioux quittait Accor dès le 7 septembre, ce baron historique du groupe pourrait assurer l’intérim jusqu’en janvier prochain, date officielle de la fin du mandat. Mais cet ancien de Jacques Borel est loin de faire l’unanimité parmi les membres du conseil. Même pour un intérim.
L’article est signé de Natacha Tatu